- MI FU
- MI FUPeu d’individus ont exercé sur l’évolution de la peinture chinoise une influence aussi profonde que Mi Fu. L’importance de son rôle est sans commune mesure avec son œuvre peint proprement dit. Ce que Mi Fu a apporté, bien plus que certaines innovations techniques, c’est une nouvelle esthétique, une nouvelle conception de la nature même de l’activité picturale, à partir de laquelle devait se développer tout le courant ultérieur de la «peinture des lettrés». Les idées de Mi Fu sont peut-être d’une originalité moins radicale qu’il ne pourrait paraître à première vue; mais ces idées soutenues et illustrées par son génie divers ont trouvé en lui un porte-parole d’une flamboyante éloquence: il a réussi à les incarner dans tout un comportement esthétique. En faisant de sa personnalité et de sa vie même une œuvre d’art, il s’est présenté aux générations ultérieures d’artistes comme l’image idéale, le prototype même du peintre-lettré.Une ombrageuse indépendanceC’est dans un siècle prospère et brillant que s’est déroulée la carrière de Mi Fu («Fu» est la prononciation correcte; en Chine toutefois, une erreur de lecture consacrée par l’usage a imposé la prononciation «Fei»: celle-ci est également utilisée par de nombreux ouvrages occidentaux). Contemporain et ami de Su Dongpo, de Huang Tingjian, de Li Longmian, il fréquenta tous les personnages les plus influents de son époque; son talent fut remarqué notamment par Wang Anshi. Il avait eu l’avantage de naître dans une famille de hauts fonctionnaires; par sa mère qui avait appartenu à la suite de l’impératrice, il eut ses entrées à la cour. Comblé de tous les dons, il était animé d’une farouche volonté d’indépendance; chez lui, le soin de cultiver l’intégrité originale de sa personnalité prima toujours toute autre considération, et ceci entrava fort sa carrière officielle. Il n’occupa jamais que des postes subalternes. Constamment déplacé, il servit dans les provinces méridionales: Guangdong, Guangxi, Hunan, Zhejiang, Anhui, Jiangsu, avec un intermède dans la capitale sous le règne de Huizong, dont il put voir les collections. Son comportement excentrique, son refus de toute compromission avec les «vulgarités mondaines» le rendaient radicalement inadaptable à la vie mandarinale. Il fut deux fois démis de ses fonctions, mais ses disgrâces n’eurent cependant jamais de conséquences graves: ses bizarreries mêmes le mettaient en marge du monde périlleux de la politique, et si elles lui interdisaient tout avancement, elles lui valaient du moins une sorte d’immunité.Les excentricités de Mi FuLes excentricités de Mi Fu ont fourni la matière d’innombrables récits anecdotiques et peuvent dans une certaine mesure nous éclairer sur sa personnalité. Il avait une obsession pathologique de la propreté – trait qui se retrouve dans la suite chez plusieurs autres esthètes et artistes célèbres, sans qu’il soit toujours possible de déterminer le degré d’authenticité de cette manie qui, parfois, peut relever d’une pose conventionnelle, ou encore ne correspondre qu’à un stéréotype des biographes. Il affectait de se vêtir à la mode des Tang, comme pour mieux marquer les distances qu’il voulait prendre à l’égard de son temps. À son arrivée dans un poste de province où il venait d’être nommé, avant toute autre visite officielle, il commença par présenter solennellement ses respects à un rocher de forme étrange qui se trouvait dans ce district; cette incongruité lui valut des sanctions administratives. Il continua cependant à assumer son geste et commémora même l’épisode dans une peinture, ce qui montre bien qu’il y attachait une valeur d’exemple. Les rocailles aux formes contournées occupent une position privilégiée dans l’esthétique chinoise, étant les œuvres d’art de la nature elle-même, produit direct de la création universelle dont elles reflètent en microcosme l’énergie et les rythmes. Par son geste spectaculaire, Mi Fu voulait signifier un autre ordre hiérarchique où les relations de l’homme avec le monde (naturel et esthétique: les deux se confondent) doivent l’emporter sur l’artifice des conventions sociales.Le connaisseur et le critiqueUne dévotion totale, intransigeante et passionnée aux valeurs esthétiques, telle est la clé de la personnalité de Mi Fu, le principe unificateur de son activité multiforme: activité d’écrivain et de poète, de collectionneur, de critique et d’expert, de calligraphe et de peintre. En ce qui concerne l’écrivain, le principal recueil de ses œuvres en prose et en vers, le Shan lin ji , en cent fascicules, a malheureusement disparu. Dans le domaine de la critique, de l’expertise et de la théorie esthétique, il a laissé deux ouvrages consacrés l’un à la peinture et l’autre à la calligraphie, fruits de son expérience de collectionneur; il inaugura ainsi un genre littéraire nouveau, les «notes de collectionneur», qui devait prendre un très large développement dans la suite. Il était lui-même un collectionneur acharné, capable à l’occasion d’aller jusqu’à la fabrication de faux, au chantage et au vol pour satisfaire sa passion. Son jugement critique est pénétrant et s’appuie sur une immense érudition, mais ses jugements de valeur, dictés par des critères très personnels et exigeants, donnent souvent dans l’excès et l’intransigeance partisane: il apporte ici comme en toute chose une sorte d’arrogance cassante et péremptoire, une absence de réserve et de nuance qui sont l’effet non de sa suffisance mais plutôt de la conscience qu’il avait d’être le serviteur et le défenseur d’un absolu esthétique ne pouvant tolérer nul compromis. Il rejette avec violence l’art académique dérivé de Huang Quan – peintre qui, selon lui, était «juste bon à barbouiller les murs des gargotes» – avec sa virtuosité technique et son idéal de minutie réaliste et décorative; c’est à peine s’il mentionne Li Sixun; même à l’égard de l’école des grands paysagistes nordistes du Xe siècle – Guan Tong, Fan Kuan et Li Cheng – il conserve une certaine distance: la rigueur, l’élaboration sévère de leur art lui restent assez étrangères. Les valeurs qu’il prise avant tout sont le naturel, la naïveté, la spontanéité, le rejet de toutes les habiletés apprises. Il oppose ainsi le primitivisme de Gu Kaizhi à l’habileté de Wu Daozi, la simplicité de Dong Yuan et de Juran à la solennité des paysagistes du Nord. C’est qu’il est lui-même essentiellement un homme du Sud, en communion avec les paysages méridionaux, plus intimes et amènes dans leur grâce voilée.Une nouvelle conception de la peintureDans sa peinture, Mi Fu renoue donc avec Dong Yuan et Juran, consacrant ainsi de façon définitive leur leçon qui était tombée un moment en déshérence. Mais il réinterprète leur art de manière très personnelle, en le simplifiant et en l’allégeant; pour lui, en effet, il s’agit d’éliminer de la peinture les éléments spécialisés de «métier» pour la transformer en une pure écriture: il réduit la peinture à un «jeu d’encre» sur lequel les exigences de la technique et celles de la figuration réaliste cessent de peser. Son registre est étroit et semble s’être limité à un seul type de paysage, les «montagnes embrumées». Sa plus fameuse innovation technique, les «points à la manière de Mi», constitue une manière audacieuse d’abréger les procédés d’exécution: un simple jeu de larges taches se substitue aux contours et aux «rides», sert indifféremment à jeter la silhouette d’une montagne ou à suggérer un feuillage. Son ami Su Dongpo usait du même genre de raccourcis désinvoltes dans ses improvisations de bambous enlevés d’un seul coup de pinceau, au mépris des préceptes traditionnels. Pour ces lettrés, la réalité n’est plus qu’un prétexte à extérioriser leurs élans intérieurs; l’écran de la matière et des techniques est rendu le plus mince possible: que plus rien ne vienne alourdir ou brouiller sur le papier cette «empreinte du cœur» instantanée, immédiate, qui fait dorénavant l’objet unique de la peinture. La valeur de l’œuvre n’est plus déterminée par les moyens du peintre, mais par la qualité spirituelle de son inspiration: ce qui importe uniquement, c’est l’être esthétique, dont la peinture n’est que l’émanation naturelle, spontanée et occasionnelle. Mi Fu (comme Su Dongpo) produisit donc assez peu: soixante ans à peine après sa mort, un critique constatait déjà que ses œuvres s’étaient faites rarissimes. Aujourd’hui, il n’en subsiste plus un seul original. On ne connaît son art qu’à travers les œuvres de son fils, Mi Youren (1086-1165), peintre beaucoup plus prolifique qui continua le style de son père avec une grande fidélité mais un moindre génie.L’influence de Mi FuL’influence directement exercée par Mi sur la pratique picturale des artistes ultérieurs ne fut pas très considérable (si l’on excepte la diffusion très large des fameux «points à la manière de Mi», mais il ne s’agit là que d’un procédé particulier, bientôt transformé en cliché). Seuls sous les Yuan des peintres comme Gao Kegong et Fang Congyi, puis sous les Ming un Dong Qichang semblent avoir vraiment connu et compris sa leçon. En particulier le chef-d’œuvre de Gao, Montagnes sous la pluie , bien que son échelle majestueuse s’écarte de Mi, présente dans son atmosphère et son exécution un écho sans doute moins indigne du maître que les quelques pièces assez décevantes qui sont attribuées à Mi Youren. La véritable et la plus large influence de Mi Fu, comme on l’a signalé en commençant, ne se trouve pas dans le domaine concret des œuvres, mais plutôt dans celui des attitudes esthétiques: la peinture des lettrés, qui connaîtra son essor définitif à partir des Yuan, prend sa source dans l’exemple et la doctrine de Mi et de Su Dongpo. Dans ce sens, Mi a joué un rôle d’une importance capitale, mais pas toujours bénéfique. Le mépris du «métier» et la désinvolture à l’égard de la réalité ne vont pas sans risques pour des peintres de moindre tempérament, et aux époques Ming et Qing la caution de la «peinture des lettrés» a servi à couvrir trop d’impuissances et de prétentieux balbutiements. Mi aurait certainement été le premier à désavouer ces déviations décadentes: il avait, lui, quelque droit à s’octroyer des licences, car il disposait au départ, par la pratique calligraphique, d’une maîtrise inégalable de l’encre et du pinceau. De même que Su Dongpo, Mi contribua à assurer la fusion de la peinture et de la calligraphie, en adaptant à l’une les procédés de l’autre. Pour illustrer tangiblement l’identité de nature entre les deux arts, Mi et Su inaugurèrent l’usage de compléter leurs peintures par de longues inscriptions calligraphiques (usage qui ne devait devenir vraiment courant qu’à partir des Yuan).Le calligrapheSi, en peinture, Mi n’a finalement fait figure que d’amateur détaché, en calligraphie, en revanche, sa position éminente a été conquise à force d’un labeur de tous les instants et repose sur une production énorme, dont subsistent aujourd’hui encore quelques superbes échantillons. Des quatre grands calligraphes de l’époque – les trois autres étant Su Dongpo, Huang Tingjian et Cai Xiang –, Mi est le plus brillant. La calligraphie lui a manifestement fourni le mode d’expression le mieux approprié à son génie, aussi y a-t-il dévoué le meilleur de son attention. Sa formation calligraphique fut de nature éclectique; ses œuvres les plus accomplies relèvent d’une demi-cursive (xing shu ) influencée à l’origine par Wang Xizhi et Wang Xianzhi, mais transformée par l’exubérance de son tempérament; il réussit à égaler le naturel et la vivacité changeante des deux Wang, mais, emporté par les foucades de son ego, il exhibe un certain penchant à la démesure qui est aux antipodes de la retenue poétique de ses prédécesseurs.
Encyclopédie Universelle. 2012.